Au milieu des rives bétonnées de la Seto Naikai (la mer Intérieure), trois îles ont été choisies par la Fondation Benesse pour devenir un sanctuaire dédié à l’art contemporain : Naoshima – l’île mère -, Teshima et Inujima.
Plus que la citrouille à pois de Yayoi Kusama -égérie japonaise de Andy Warhol et plus grande artiste vivante du Japon- désignée comme mascotte de Naoshima, ce sont les constructions de Tadao Ando qui figent les partis pris artistiques de l’île. Intensément marqué par Le Corbusier (lequel avait bétonné le Musée d’Art Occidental de Tokyo dès 1959), l’architecte est célébré pour ses travaux en béton nu verni, l’utilisation de formes géométriques simples et l’immersion des œuvres dans la nature.
« Chichu » signifie dans le sol. Tout comme en Ethiopie où les églises sont creusées dans la roche, le « Chichu Art Museum », au sud de Naoshima, gomme la structure architecturale. La loi du secret, l’exclusivité ont été ici reprises pour solenniser le saint du saint de l’art contemporain dicté par un collectionneur. La mise en scène retenue permet de combler les « arterati » venus du monde entier en pèlerinage. Habillées et chaussées de blanc, les hôtesses sont transformées en vestales. Jeunes et transparentes, elles évoluent au milieu des visiteurs en murmurant les rappels de consignes : interdit de parler ou de rire trop fort, de claquer des talons, de filmer, de photographier, de toucher aux œuvres, de les reproduire, d’utiliser un stylo à encre, de fumer, de boire, de manger, d’utiliser des téléphones portables… interdit d’interdire ?
Le « Teshima Art Museum », fruit de la collaboration entre l’architecte Ryue Nishizawa et l’artiste Rei Naito sur l’île voisine, constitue une remarquable œuvre d’art-fusion intérieur/extérieur, d’inversion contenant/contenu. La structure en forme de goutte posée au bord des rizières est ouverte aux éléments. Le sol est irrigué par un mécanisme de fontaines qui créé un réseau de fines pellicules d’eau qui se font et se défont et auquel s’adjoint la pluie ou la rosée. C’est une magnifique invitation au concept d’impermanence.
C’est par la ténacité de deux entrepreneurs père et fils que ces îles apparaissent aujourd’hui sauvées de l’acharnement industriel et de la désertification de la Seto Naikai. En 1971, le fondateur de Fukutake Publishing, société spécialisée dans l’éducation à distance débute une collection d’art en utilisant une partie des bénéfices de la compagnie.
Son fils Soichiro Fukutake change en 1986 le nom de la compagnie en « Benesse Corporation » des mots latins : « vivre bien » et poursuit son développement. Elle est devenue durant la décennie « perdue » une des plus grosses sociétés mondiales spécialisées dans l’éducation avant de se diversifier vers les maisons d’accueil pour seniors (CA : 4 milliards € en 2015 – 20 000 salariés). A la place du centre d’activités culturelles créé par son père sur l’île de Naoshima, Soichiro ouvre progressivement l’hôtel (1992 – 400 à 1000$/nuit) qui abrite la collection familiale d’art contemporain puis collabore avec Tadao Ando pour l’ouverture du Chichu Art Museum (2004) et du musée Lee Ufan (2010). Les déploiements sur Teshima et Inujima datent de 2008 et 2010.
Le « Benesse Art site » devient un outil de communication pour la compagnie qui exerce un contrôle très jaloux de son/ses images et préserve l’exclusivité par les tarifs pratiqués et les événements VIP. Cette démonstration éclatante que l’art est réservé aux élites s’inscrit dans la continuité de l’objet social de l’entreprise : un élève japonais ne peut espérer entrer à l’université s’il ne suit pas des cours privés (3 à 4 h par jour) en sus du système scolaire classique (8 h par jour). C’est la base de la réussite de Benesse Corporation.
Outre les avantages fiscaux du mécénat d’entreprise et l’arrogance d’un collectionneur qui veut s’assurer l’éternité -pour au moins 1000 ans- par la sélection d’œuvres intemporelles et immatérielles, l’objectif du « Benesse Art site » est de revitaliser les zones touchées par la dépopulation. Le « Art House Project », en faisant revivre des maisons abandonnées par l’installation d’œuvres d’art inspirées du vernaculaire, a pour objectif de s’inscrire dans une démarche d’Art total. Arpentant le village de Honmura, les visiteurs sont invités à s’imprégner du mode de vie « ancestral » et à interagir avec les habitants. Dans les faits, ces derniers montrent une complète indifférence et laissent développer une « foutraque rébellion » par négligence ou par goût ; de plus, peu d’œuvres s’inspirent de l’histoire locale ou environnementale. Plus récente, mieux pensée, moins imposée, l’intégration semble mieux réussie sur l’île de Teshima (Needle factory) ou Inujima (Sereinsho).
Enfin, la création du « Benesse Art site » et son extension apparaît comme un exercice de Responsabilité Sociale i.e. le dédommagement offert par un entrepreneur local richissime à la population de sa préfecture. Le deal obtenu auprès du maire de Naoshima pour installer le site permit à ce dernier de compenser l’image d’une île non respectueuse de l’environnement. Environ 600 000 tonnes de déchets toxiques ont été déversés illégalement entre 1978 et 1990 sur l’île de Teshima avec la complaisance de la préfecture de Kagawa et des autorités locales. Après 25 ans de procès intentés par les résidents, un accord a été trouvé : les boues toxiques chargées sur des barges sont envoyées à Naoshima pour retraitement dans la fonderie/raffinerie de Mitsubishi, puis incorporées dans du béton. Encore.

La forêt des murmures – Christian Boltanski – Teshima
Au fin fond de la forêt, une plaque transparente qui porte le nom d’une personne décédée est accrochée sous chaque grelot. Dans une pure tradition bouddhiste, le vent rend ainsi hommage à l’âme du défunt.
Par la singularité des réponses apportées, les îles musées démontrent une nouvelle fois le particularisme de la mentalité îlienne dont le Japon constitue une bien originale occurrence, au point d’avoir gagné un droit de cité évolutionniste. Le terme « syndrome de Galápagos » fait référence à l’évolution sans influences extérieures ou échanges (constatée par Darwin), d’espèces endémiques qui se spécialisent au détriment de toute capacité adaptative. Initialement adoptée dans un contexte économique – parfaite adaptation au marché local protégé par de nombreuses barrières non-tarifaires, de produits aux standards technologiques élevés ( impropres à l’export ou à l’utilisation par des non-japonais : téléphones mobiles, voitures, monétique) mais inadéquation dans un contexte mondialisé où l’innovation (et non plus la capacité à copier/produire mieux et moins cher) est reine – le « syndrome de Galápagos » peut aisément être généralisée à la société toute entière, y compris ses valeurs fondatrices : chape de plomb gouvernementale, sacrifice de groupes non-productifs, négationnisme, esclavagisme et discrimination.
La « Japanese way » comme voie unique s’appuie sur une forte résistance au changement à travers un isolationnisme revendiqué et une méfiance vis-à-vis de l’étranger, alors que Berlitz leader mondial de l’apprentissage des langues est possédé à 100% par Benesse Corporation depuis 1993.
C’est sans doute ce type de paradoxe qui pour un voyageur au long cours, pare le Japon d’une étrangeté à la fois attachante et irritante.
En complément pour les curieux deux albums photo plus détaillés :
Art Islands: https://goo.gl/photos/E3jeUCvBGCM2TPxw5
Pèlerinage mythique du Kumano Kodo: https://goo.gl/photos/xtFh5WTmtp7BnJkk7
De wa mata,
Stéphanie / Christophe
Tokyo
31 octobre 2016
Merci pour cette analyse du combat contre l’art vernaculaire dévoyé par le syndrome des Galapagos. Un bien beau thème de réflexion à la vérité !