23 juillet, fin de la Longue Route Pacifique ; l’entrée dans le « continent maritime », l’Indonésie et ses milliers d’iles, s’effectue à l’Est du pays dans l’archipel mythique des Moluques. Un peu stoned après 20 jours à smurfer dans la mer de Corail, le détroit de Torres puis la mer d’Arafura, il n’en faut pas plus pour s’enivrer de l’odeur de la Muscade, clous de Girofle et Cannelle et être confrontés très rapidement aux multiples contradictions qu’offre le plus grand pays musulman au monde, bordé par l’Australie et la Chine mais dont les racines profondes sont à chercher en Inde et au Moyen-Orient.
Au fur et à mesure de notre progression vers l’ile de Java, épicentre du pouvoir, les surprises s’accumulent et les interrogations se multiplient. Une nouvelle fois s’exprime le facteur d’échelle « 1000 » propre à l’Asie.
Les chiffres donnent le tournis : 18 000 îles, 255 millions d’habitants (73 en 1945 – 300 en 2030), 360 groupes ethniques, 719 langues, 70 années depuis l’indépendance, un salaire moyen de 100 US$, en deux ans 50 millions de foyers basculent leur cuisinière du kérosène au gaz.… et bien des aspects sont déroutants : Jakarta est la ville qui tweete le plus au monde, 40 millions d’individus ont un compte Facebook, mais 80 millions de personnes vivent sans électricité, 110 millions de personnes vivent avec moins de 2US$ par jour, parmi eux 100 000 sont inscrits sur Facebook.
La devise du pays, « Bhinneka Tunggal Ika »: unité dans la diversité, résonne étrangement aux oreilles d’un Européen bien qu’elle ait été choisie 50 ans avant que l’Europe ne définisse la sienne (« Unie dans la diversité » – In varietate concordia). Ce ne sera pas le seul parallèle qu’un lecteur averti s’amusera à relever (étendue géographique – de Londres à Téhéran -, diversité ethnique, culturelle, religieuse, linguistique, jeux de pouvoirs centre/périphérie, guerres civiles et religieuses – notre Croatie et leur Timor – etc…) à mettre en perspective cependant avec un PIB similaire en volume à celui des Pays-Bas pour une population quinze fois plus importante…
Le renard Soekarno, artisan de l’Indépendance en 1945, se trouvait dans un diagramme de contraintes complexe : s’assurer que les Hollandais, virés par les Japonais, ne reviennent pas, éliminer les communistes qui propageaient de drôles d’idées subversives, réduire les forces centripètes indépendantistes, endiguer la montée des intégrismes, développer l’économie à partir de…. RIEN. Et oui, trois cent ans de colonisation Hollandaise et il ne restait rien.
Il alla faire un tour chez les Bouddhistes, y trouva les cinq préceptes (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mal se conduire sexuellement, ne pas mentir, ne pas se droguer) et construisit sur le même principe la philosophie fondatrice de l’Etat Indonésien : Pancasilla (panca= cinq en sanscrit)
- croyance en un Dieu unique
- une humanité juste et civilisée
- l’unité de l’Indonésie
- une démocratie guidée par la sagesse à travers la délibération et la représentation
- la justice sociale pour tout le peuple indonésien
Il se débrouilla ainsi pour mettre dans la constitution « il n’y a qu’un Dieu » (lequel ?) et s’arrêta là, inutile de s’aliéner les uns ou les autres et tout le monde s’y retrouve ; athée ou agnostique s’abstenir.
L’appartenance religieuse est ainsi reprise sur chaque carte d’identité : les choix sont Islam, Hindu, Bouddhiste, Protestant, Catholique, Confucianiste (récent) ; une partie non négligeable des Indonésiens (PNG, îles de la Sonde, Bornéo) est de tendance animiste…. qu’à cela ne tienne, ceux qui mangent du porc sont enregistrés, au petit bonheur la chance, comme Catholiques ou Confucianistes.
Nous aurons maintes occasions de revenir sur ces aspects… en attendant, en route pour les Moluques.
« Celui qui contrôle l’Epice, contrôle l’Univers. » – Franck Herbert – Dune
De nos jours, la province des Moluques, aux forts traits Mélanésiens (la Papouasie n’est pas loin) est considérée comme arriérée et les réformes ou avancées techniques (réseau Internet, LPG…) y parviennent en dernier. Pourtant, au 16ème siècle, ces archipels étaient le centre de convoitise des puissances Européennes : sur les cendres des volcans poussaient des plantes magiques, qui justifiaient toutes les ambitions d’explorateurs, spéculations des marchands et ruses de politiciens : les Hollandais avaient sciemment détruit tout plan de muscade hors l’île de Banda ce, afin de mieux contrôler le marché (quelle élégance !) ; leur monopole dura quelques années (un siècle et demi quand même) puis les Anglais, virés de l’archipel, volèrent quelques pieds pour les replanter à Ceylan puis aux Antilles, à Grenade par exemple où la noix orne le drapeau national.

Banda Besar – Tri des noix de Muscade.
L’arbre qui produit la noix de muscade mesure 10 à 15 mètres de haut. Comme il préfère l’ombre, les plantations s’épanouissent sous les Kendaris (des arbres immenses dont les troncs sont utilisés pour la fabrication des pirogues et qui produisent des amandes). Le cours de la noix de muscade a préservé l’archipel de Banda de la déforestation alors qu’elle sévit sur toutes les autres iles. Le fruit jaune-orange possède un noyau à membrane rouge vif qui entoure la noix. Le fruit est utilisé pour la confection de confiture, l’enveloppe rouge est moulue (macis) et la noix est râpée pour aromatiser sauces, pâtisseries, cocktails… La noix possède également des propriétés narcotiques significatives : 5 à 10 grammes avec un peu de sucre suffisent à dormir pendant 2 jours et une dose au-delà de 20g peut être mortelle. Un des principes actifs (myristicine) est dégradé par le foie en MMDA, une amphétamine bien plus puissante que la mescaline, ce qui fait de la muscade une dope attractive… hors la difficulté de dosage.

Banda Besar – le séchage des clous de girofle
Le clou de girofle lui, s’envole en fumée sous la forme de kreteks, des cigarettes parfumées au goût légèrement sucré. L’Indonésie est le plus grand consommateur au monde de clous de girofle : 223 milliards de cigarettes sont fabriquées annuellement. La récolte des Moluques représente 80% de la production mondiale. Un business tellement profitable que ça ne pouvait pas manquer d’intéresser les membres de la famille Sudharto. Le fils a donc tenté d’arracher le monopole aux Chinois. Mais ceux-ci avaient des « stocks ». La spéculation s’est soldée par un échec et « Papa » a renfloué. Pour les Indonésiens ce n’est qu’un exemple supplémentaire de la corruption subie du dictateur (les prises illégales de Sudharto et sa famille sont estimées à 15 milliards de dollars durant les 30 ans de règne, soit 0.5% du PIB Indonésien cumulé sur la période. Pas mal mais peut mieux faire, Madoff s’est fait 65 milliards de dollars… sans complicité aucune, c’est bien connu).
Au début du 16ème siècle le trafic des épices était aux mains des négociants Arabes qui s’étaient assurés le monopole du commerce entre la Méditerranée Orientale et l’Inde après que les tribus de l’Hadramout (Yemen, littéralement : la droite [de la Mecque]) aient maitrisé, à la suite des Hindous, la navigation dans l’Océan Indien en fonction des régimes de mousson : mousson de Sud-Ouest de fin Mai à Septembre, puis de Nord-Est d’Octobre à Avril [pour ceux qui ont zappé les cours de climatologie, la machine à mousson est le positionnement/force de l’anticyclone Himalayen – 1040hPa en hiver, 1010hPa en été – encore un coup du yéti à moins que ce ne soit l’inclinaison de la terre sur l’écliptique].
Ce monopole Arabe va être démantelé par l’expansion maritime des Portugais qui démarre par la création du comptoir de Ceuta (1415) et s’achève avec la découverte du Japon au milieu du 16ème siècle, Goa en Inde étant le centre administratif de l’Inde Portugaise. Les Portugais s’appuient sur les réseaux commerciaux locaux et fondent des comptoirs pour le contrôle des routes. La conquête de territoires n’est pas un objectif en soi. Le négoce est une affaire de marchands privés, souvent de « nouveaux Chrétiens », c’est-à-dire des Juifs Portugais récemment convertis dont quelques familles menacés par des persécutions récurrentes portent tout le commerce du Mexique au Brésil à l’Afrique Portugaise (se rappeler le trafic d’esclaves au Cap Vert), qui repose sur le commerce armé et le monde des interlopes. Ce réseau s’effondre alors qu’apparait la menace Hollandaise, le nombre d’hommes présents dans les comptoirs étant insuffisant à les défendre.
La prééminence progressive de l’esprit pragmatique Protestant appliqué au commerce est structurée dans un essai Hollandais publié en 1609 : Mare Liberum qui revendique un libre accès aux eaux internationales. Il s’oppose à l’esprit du traité de Tordessillas (1494) qui fixe la ligne de démarcation entre les possessions portugaises et espagnoles : les terres situées à l’Est d’une ligne qui passe à 370 lieus du Cap Vert sont attribuées au Portugal, tout ce qui en est situé à l’Ouest revient à l’Espagne. Le prosélytisme religieux tout autant sinon plus que la quête des épices gouverne le partage basé sur une vision de la géographie de Ptolémée. Il est battu en brèche progressivement par la circumnavigation, Vasco de Gama en 1498 et Magellan en 1521 puis la recherche du profit porté par les marchands Protestants.
Une admission à toutes les mers et les océans est exigée. En raison de l’instabilité de l’espace et de son absence de frontière, aucun pays n’a le droit d’en exclure un autre des eaux internationales. Cette vision voit naître une alliance Anglo-Hollandaise pour bloquer le détroit de Malacca et ainsi virer les Portugais d’Asie.
Le coup fatal ne sera pas d’ordre militaire mais va résulter de l’efficacité redoutable d’instruments commerciaux créés au même moment aux Pays Bas et en Angleterre pour structurer les échanges avec l’Asie : les compagnies à charte, soit la Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC) Hollandaise et la Eastern Indian Company (EIC) Anglaise.
La Vereenigde Oostindische Compagnie est créée en 1602. Tout comme l’EIC, c’est une société par actions dont les pertes et les bénéfices sont partagées au prorata du Capital. Les actionnaires, rémunérés par versement de dividendes, réalisent un investissement à long terme (dix ans au moins) qui dote la compagnie d’un fond de roulement sur une base permanente et lui permet d’investir dans des infrastructures et la sécurisation de profits qui viendront ultérieurement. Les deux compagnies qui reçoivent leur charte de leur souverain respectif ont le même objet : établir le monopole du commerce avec l’Asie. Ceci s’applique à l’égard de leurs concitoyens mais pas des sujets des autres Etats.
La VOC dont le périmètre d’action s’étend de l’Est du cap de Bonne Espérance, à l’Ouest du détroit de Magellan a un double objectif : le commerce avec l’Asie et la guerre aux ennemis de la Nouvelle République, d’abord l’Espagne et le Portugal, puis l’Angleterre. Ceci lui confère des prérogatives qui s’apparentent à celles d’un Etat : mener des négociations diplomatiques, signer des traités avec des souverains locaux, conduire des opérations militaires, construire des forteresses, entretenir des troupes, déclarer la guerre, exercer des droits de juridiction, émettre de la monnaie, lever des impôts… L’objectif n’est pas l’annexion de territoires, mais une fois conquis ces derniers peuvent être utilisés à toutes fins.
Batavia (Jakarta) fondée en 1618 et quartier général des Hollandais en Asie, permet d’étendre l’influence de la VOC et de justifier la mise en œuvre de sa stratégie monopolistique sur le commerce des épices dans les archipels des Moluques. Les moyens utilisés vont de l’usage de la force armée pour imposer aux indigènes des traités restrictifs, à l’exclusion de concurrents étrangers en passant par la destruction partielle de récoltes afin de maintenir les cours : tout est permis.
Dans un contexte d’affaiblissement de l’Espagne, la rivalité Anglo-Hollandaise s’exacerbe. Pour apaiser le conflit, un traité est signé en 1619 : le commerce sera ouvert aux deux compagnies, l’EIC pourra traiter 1/3 des épices des Moluques et la moitié du poivre de Java. Les Hollandais établissent de manière inexpugnable leur suprématie sur les îles Banda, seul endroit au monde où sont cultivés les clous de girofle et les noix de muscade. Les Anglais qui soupçonnent un manque de transparence sur les comptes, s’en sortent par la contrebande. La guerre continue.
En 1621, Jan Pieterszoon Coen, le nouveau directeur général local de la VOC a ordonné un génocide de la population de Banda (Mélanésienne), accusée d’avoir traité subrepticement avec les Anglais. Seuls quelques-uns ont échappé et se sont réfugiés à Kei Island. Les habitants de Début sont ainsi fiers de parler de leur ascendance! Apres avoir viré Coen de son poste en raison de sa brutalité excessive (et l’avoir tout de même rétribué sous la forme d’un versement de 3 000 guilders), la VOC a importé des esclaves dociles (Javanais) et colons à la solde de la Compagnie. Tout est sous contrôle.
Puis, alors que l’importance des épices décline, l’Angleterre abandonne l’archipel Indonésien aux Hollandais et se tourne vers l’Inde et la Perse : la minuscule île Run dans l’archipel de Banda, possession formelle de la Couronne Britannique, est ainsi échangée en 1667 par le traité de Breda, signé pour mettre fin à la guerre entre l’Angleterre et les Pays Bas, contre l’île de Manhattan, une anticipation judicieuse de la part des Hollandais ! New Amsterdam devient New York… pas de quoi en faire un jambon.
Ceci ne modifie en rien la stratégie de pillage de la VOC, la première multinationale capitalistique, qui peu à peu devient un Etat dans l’Etat avec comme stratégie d’entreprise : le Commerce par les armes.
Batavia devient le centre d’un système colonial performant et dévastateur : monopoles, taxes sur les marchandises qui rentrent et qui sortent, un véritable système de péage étendu et systématique. Batavia n’est pas une ville née d’une négociation entre les pouvoirs locaux et les marchands mais une ville édifiée pour servir les intérêts d’une compagnie entièrement tournée vers son propre profit au détriment du développement des autochtones. A partir de là, toutes les richesses (en sus des esclaves bien évidemment) sont exploitées : la forêt de Sumatra est remplacée par des plantations de caoutchouc et de cacao, à Java et Sulawesi se sont les plantations de café, thé, sucre ou tabac et enfin la terre est mis en exploitation minière : étain, or…
En 1798, la VOC est en faillite et est reprise par l’Etat. Elle devient la Netherlands East Indies Compagny. Ceci ne manque pas d’interroger comment de mauvais résultats ont pu être générés dans une telle situation monopolistique et une stratégie de pillage systématique des ressources ; notre maître Braudel mentionne quelques éléments :
- comptabilité opaque et trafiquée entre Amsterdam et Batavia
- administration pléthorique
- corruption généralisée de l’encadrement
- inadaptation à l’évolution du marché
La VOC une fois pliée, c’est directement l’Etat qui prend le relais. Le deal de 1824 avec l’Angleterre (ce qui est au Sud de Singapour revient aux Pays-Bas, au Nord à l’Angleterre, consacre la division du monde Malais) permet aux Pays-Bas d’étendre leur contrôle sur la totalité de l’archipel, Bali et Aceh tomberont en 1908 sous les canons Hollandais. Sous le feu des critiques de la communauté internationale pour la brutalité de leurs actions, les Hollandais font amende honorable et mettent en œuvre une « politique éthique » selon leurs propres termes (quel effort…):
- il y avait 25 autochtones scolarisés (en secondaire) en 1900 (sur une population de 40 millions)
- il y en aura 6500 pendant les trente années suivantes (200 par an)
La fin de la colonisation Hollandaise a été hâtée par l’occupation Japonaise lors de la seconde guerre mondiale (les Japonais auraient fait pire que les Hollandais en matière de cruauté). Le Nippon capitulé, les Hollandais se seraient bien vu reprendre l’exploitation de l’archipel. Ça s’est soldé par un arbitrage à l’ONU, mais il a fallu 4 ans entre 1945 et 1949 pour que les Pays-Bas acceptent la perte de sa colonie ou plutôt des mannes financières associées.
Les Indonésiens regrettent d’avoir été colonisés par les Hollandais et auraient préféré l’être par les Anglais (un comble suite à notre traversée du Pacifique !). Lorsque l’on compare les deux systèmes colonisateurs, les Hollandais n’ont fait que prendre sans rien donner en échange alors que les Anglais (Inde, Malaisie) ont mis en place une administration, réalisé des travaux d’ingénierie (transport, systèmes d’irrigation, ports…) et favorisé la formation de la population pour initier l’émergence d’une classe gouvernante. Les Hollandais eux n’ont édifié que dans le but unique de prendre plus efficacement, puis n’ont rien laissé. En Indonésie, tout restait à faire… et c’est en train d’être fait… parfois de manière non conventionnelle, parfois par « trial and error » mais avec fierté.
Sasi, Tabu, One God – Sama Sama…
Les Indonésiens sont superstitieux et ces croyances n’entravent que peu, contrairement aux interdits prononcés par certains barbus autocratiques, le développement technologique ou économique. La télé dont le déploiement est encouragé par le pouvoir central comme outil de formation ou de propagande reste toujours allumée (l’électricité est gratuite) : elle éloigne les fantômes. Il y a aussi de la récupération opportuniste à des fins religieuses ou politiques.
Sasi (Tabou en Polynésien ou Mélanésien) est une forme traditionnelle de management des ressources. La sentence prononcée par les anciens du village s’applique à des arbres, des maisons, des récoltes, des zones de pêche et défend le bien contre toute déprédation. L’apposition d’une branche de palmier sur la porte d’une maison est le signe distinctif de sa protection, plus efficace que des barreaux ou des verrous.
[Pour les curieux, ce n’est pas uniquement le concept de Tabou qui soit partagé, mais bien plus profondément, un véritable substrat Austronésien qui, originaire de Taiwan, se disperse à partir de 2000 avant JC sur une grande partie de l’Asie du Sud-Est (Philippines, Malaisie, Indonésie, Papouasie) et l’Océanie (Hawai, Polynésie, Nouvelle Zélande) – hors Australie. A ce substrat correspond une structure linguistique commune e.g. peu de conjugaison, pluriel par doublement du nom etc… mais également des structures sociales fortement centrées sur la communauté et la conformité à la tradition. On retrouve par exemple en Indonésie l’ « Adat » qui est le droit coutumier…. identique à la « Coutume » si chère à nos rieurs Kanakes]
En 2003, une palme fut posée sur l’unique pont qui relie Langgur et Tual au sein de l’agglomération principale de Kei Island. Celui-ci fut déclaré Sasi. Pendant des semaines, personne n’osa traverser, ni retirer la branche. Très vite des ferries se sont mis en place pour convoyer personnes et marchandises à des prix exorbitants. Le retour à la normale nécessita l’intervention du Gouverneur de la Province des Moluques.
Pudiquement, l’histoire est racontée en indiquant que l’opération a été menée par un groupe politique après une querelle électorale. Mais ce pont relie la communauté Catholique de Langgur à celle Musulmane de Tual. La différence culturelle est forte : accueil souriant, maisons simples mais bien entretenues et colorées, écoles en bon état avec des profs d’un côté, accueil plus mitigée de l’autre qui est marginalement pouilleux, écoles désertées et les enfants de la « haute » traversent (hijab de rigueur pour les filles) pour aller à l’école, mais jamais dans l’autre sens. Rien n’est dit, tout est exprimé par sous-entendus. Les cinq prières par jour s’élèvent des mosquées, les seuls bâtiments en bon état et de l’autre côté, les gars s’amusent “comme des petits fous” à démarrer une demi-heure avant avec tambours et pipeaux ultra-perçants, genre juste une fête locale qui ne saurait en rien être provoc… chaud. Ce contraste est également perceptible à Début, de l’autre côté de l’île.
A Banda Neira, c’est plus simple, les Catholiques et autres ont été « priés » de quitter l’ile, églises et temples Chinois tombent en décrépitude et les maisons abandonnées attendent d’être récupérées. Ce ne saurait tarder.
Les autochtones sont peu prolixes à l’évocation des troubles de 1998 qui ont pourtant causé aux Moluques plus de 5 000 morts et le déplacement de 700 000 personnes. Ce n’est évoqué que par anecdote : le puits sacré de Lonthoir sur l’ile de Banda Besar ne s’est asséché que deux fois dans la période récente, en 1988 lors de l’irruption du volcan Gunnung Api et en 1998 lors du conflit.
Le schéma d’attribution des postes au sein de l’administration aux Chrétiens (Protestants) plutôt qu’aux Musulmans voulu par les Hollandais s’est prorogé quelque temps après leur départ. Il a été inversé par Suharto, les postes furent peu à peu attribués aux Musulmans. Aux Moluques, le déséquilibre religieux s’est accentué à partir de 1970 par l’immigration de Bugis Musulmans en provenance du Sud de Sulawesi qui vont rapidement dominer le commerce et la petite entreprise. Une altercation entre un chauffeur de bus Chrétien et un passager Musulman a servi de déclencheur à une guerre civile qui s’est rapidement transformée en une bataille Eglises contre Mosquées. L’intervention de la milice anti-Chrétienne Laskar Jihad (Guerriers du Jihad) en rajoutant une dose de violence (incendie d’églises et de maisons, conversions et circoncision forcées) a rapidement donné l’avantage aux Musulmans alors que ni l’armée, ni la police n’intervenaient (option 1 : négligence du pouvoir central – option 2 : politique d’épuration religieuse délicatement orchestrée pour rééquilibrer les pouvoirs locaux dans un cadre de décentralisation forcenée).
Un accord de paix entre Chrétiens et Musulmans a été signé en 2002 (Malino II Accord) qui demandait le retrait de la faction des Moluques. Les violences ont décru mais il semble que la milice poursuive son action pour « des raisons humanitaires » et soit prête à ressurgir. Alors qu’elle a annoncé son démantèlement après les attentats de Bali, elle est réapparue en Papouasie hâtant l’acculturation des Papous.
En 2015, les « Katholics » apparaissent protégés par le gouvernement et les « Muslims » encouragés par ce dernier mais rien n’est jamais tranché en ce pays.
Sous des aspects idéologiques, se révèle une véritable lutte pour la survie de chacune des communautés.
Chaque famille se bat pour l’argent, du travail ou le pouvoir politique qui lui donnera l’accès aux ressources qui s’amenuisent drastiquement. Sur ces iles où plus rien ne pousse, la couche de terre est trop fine pour l’agriculture, tous les produits frais sont importés et la spécialité locale est le cassava, une forme de manioc. Toutes les baies, chenaux raisonnablement abrités de la houle et des tempêtes d’Ouest sont encombrés de filets accrochés à des bouées ou des bouteilles plastiques. La surexploitation des ressources halieutiques est sidérante. Et pourtant le marché aux poissons est désolant : toute la belle pêche part sur Bali, puis en Chine ou au Japon. Seuls les invendables sont mangés localement. Les œufs sont la principale source de protéines. Un pêcheur accompagné de ses 7 enfants est venu dans sa pirogue à moteur nous proposer une tortue. Il ne pouvait pas la manger, elle était «haram» (interdit) comme tout autre animal à écaille; ceux de la porte à côté, les Rabbins discutent à n’en plus finir sur l’anguille, poisson (ok) mais à écailles (pas glop)…. chacun ses trucs.
La compétition se joue jusque dans la croissance démographique et illustre la position des religieux opposés au contrôle des naissances, sans que cette stratégie ne soit avouée. Ainsi Kei Island est un fief Chrétien avec une forte communauté Musulmane, on y compte 7 à 9 enfants par famille quelle que soit l’appartenance. L’archipel de Banda est exclusivement Musulman depuis 15 ans, l’écrasement par le nombre n’est pas nécessaire: il n’y a plus que 2 à 3 enfants par famille.
J.Diamond dans « Effondrement » avait attiré l’attention sur le mécanisme à l’œuvre lors du génocide Rwandais de 1994. Densité de population très élevée, successions d’aléas réduisant les ressources, élimination d’une minorité afin de rétablir l’équilibre PUIS justification à posteriori ; c’est au Rwanda tombé sur les Tutsis, aux Moluques sur les Chrétiens… et sur les Juifs en Europe, mais c’est du passé, n’est-ce pas ?

Kei Islands – Plateformes de pêche. Elles sont autopropulsées, restent en place deux/trois jours, la cabane abrite un gardien, puis l’équipage relève filets et lignes à calamars (cumi-cumi).
Coincés entre Eglise et Mosquée, on ne peut pas ici athéiser en paix. Alors on réfléchit, on s’essaie à prendre du recul, et l’on finit par se demander comment se fait-il que la Chrétienté et l’Islam, tous deux puisant leurs sources dans les mythes sémites (hi, hi), soient parvenus en deux temps trois mouvements à conquérir chacune la moitié de la planète ; 200 ans après JC pour les Chrétiens, conversion sans coup férir de l’Empire Romain cela, bien avant son effondrement ; 800 ans après JC pour l’Islam, la grande vague ?
Comment se fesse (un peu de respect, please, on cause de Dieu) fait-ce que toutes deux aient pu être, à l’époque, si convaincantes ? Est-ce le concept de parole « révélée », est-ce le concept de Dieu unique, est-ce le marketing d’un paradis, est-ce le type de réponse clef en main à un besoin de spiritualité impossible à assouvir?
Nous n’en avons pas fini avec ces deux religions expansionnistes, très proches, qui contrôlent quasi toute la planète hormis le cœur de l’Asie et se préparent à mettre le feu aux poudres, chacune au nom de son Dieu, le vrai….
Avec nos meilleures pensées, Santé et Sobriété,
Stéphanie / Christophe
Waecicu – Labuan Bajo – Flores – Indonésie
22 Septembre 2015
Une dédicace spéciale à Eric Cartier qui vient de publier Route 78, nous lui avons emprunté le titre de ce post « Epices and love » et ressortons, pour le besoin de la cause, le dessin d’archive en page de garde de l’album éponyme….